La Révolution inachevée des organisations
Si vous avez apprécié le livre Reinventing Organisations ou que vous vous intéressez au mouvement de libération des entreprises, vous aimerez sans doute la série de 130 vidéos produite par Frederic Laloux, « Insights for the Journey. » Cette série est une mine d’exemples et de conseils pour s’inspirer des bonnes pratiques de diverses organisations ayant entrepris de se réinventer.
Les vidéos « vivent dans l’économie du don, » c’est-à-dire qu’elles sont mises à disposition gratuitement et que chacun est libre de proposer quelque chose en échange. Dans cet esprit, une communauté francophone s’est constituée pour traduire et sous-titrer l’ensemble des vidéos. C’est grâce à cette initiative que le site et son contenu sont désormais accessibles intégralement en français.
J’ai rejoint le projet de traduction pour avoir l’opportunité de collaborer avec d’autres praticiens et amateurs du sujet, mais aussi pour le plaisir de replonger dans le contenu et de renouer avec l’énergie stimulante du livre.
Parmi les nombreuses vidéos, voici un passage qui a particulièrement piqué ma curiosité.
La vidéo
3.4 « Redevenir un simple mortel »
[Lien]
La citation
« Quand vous n’êtes qu’un simple mortel et que vous menez par exemple une sollicitation d’avis, vous êtes désormais un parmi tant d’autres. La qualité de l’information et votre degré de connaissance sur ce qu’il se passe dans l’entreprise vont augmenter de façon spectaculaire. Vous constaterez également que les gens seront plus honnêtes avec vous. Les gens auront tendance à vous challenger et ainsi la qualité de votre réflexion et de vos décisions va s’améliorer.
Les gens auront moins cette attitude de “yes-men” qu’ils avaient auparavant. Ainsi vous aurez plus de pouvoir, tout en laissant les autres exprimer leur pouvoir.
Il n’y a rien à perdre. C’est vraiment du gagnant-gagnant-gagnant. La seule chose que vous aurez à perdre, c’est votre ego qui s’accroche à cette sensation d’être “spécial”. »
Ce que j’en retiens
La question du pouvoir est celle qui me passionne le plus dans le mouvement de Reinventing Organizations, avec ce paradoxe : pourquoi le fait de renoncer au pouvoir nous donne-t-il plus de pouvoir ?
Pour démêler l’écheveau il est utile de distinguer deux dimensions différentes du pouvoir. D’une part le pouvoir exercé sur autrui via les hiérarchies dites « de dominance, » qui organise la rareté par l’accès privilégié à certaines informations, espaces ou personnes.
D’autre part le pouvoir en tant que puissance, capacité d’action individuelle et collective qui se déploie quand le potentiel trouve les conditions optimales pour se réaliser. C’est cette seconde dimension qui donne naissance aux hiérarchies dites « d’actualisation » où une personne, équipe ou organisation donne à voir la pleine mesure de son talent.
Dans les hiérarchies d’actualisation on peut reconnaitre la valeur de certaines compétences, y compris des compétences de leadership, sans que celles-ci ne donnent lieu à des privilèges ou passe-droits particuliers.
Alors qu’il nous semble acquis depuis la Révolution française que tous les citoyens sont égaux devant la loi, il subsiste dans les entreprises diverses castes qui opèrent selon des règles différentes. Ce fonctionnement, que Frederic Laloux apparente à un système féodal, est en fait une prison dorée pour les dirigeants qui se retrouvent isolés au sommet de la pyramide.
En choisissant de se départir de leurs privilèges et de redevenir « de simples mortels, » les dirigeants et les dirigeantes libèrent leur organisation des règles de castes. Ils accroissent leur propre pouvoir car ils se donnent la capacité d’agir de façon synchrone avec l’organisation. Ce faisant, ils libèrent aussi le pouvoir de tous les membres de l’organisation qui peuvent enfin exprimer leur potentiel.
De la théorie à la pratique
De même que les philosophes des Lumières ont permis de concevoir la nécessaire séparation des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire, la vision intégrale des organisations permet de repenser la circulation du pouvoir dans les entreprises. Cette circulation doit être activement pensée et pratiquée car le pouvoir a nécessairement tendance à se concentrer.
Les vidéos publiées par Frederic Laloux donnent de nombreuses pistes pour mettre en pratique cette ambition. Il y a tout de même un moment où il faut faire acte de foi : lâcher prise sur la volonté de contrôle, faire confiance à ses équipes et se défaire de la croyance que la dominance est nécessaire ou utile. Une révolution intérieure difficile, mais qui en vaut la peine.
Pour avoir travaillé dans des environnements opérant majoritairement depuis une perspective “opale,”[1] à mon sens il n’y a aucun doute : non seulement on n’a rien à y perdre mais on y gagne infiniment plus que ce que l’on pourrait imaginer. Ces environnements redonnent leurs lettres de noblesse au travail et nous permettent de faire l’expérience de l’incroyable puissance de la collaboration.
Un grand merci à Bruno Sbille d’avoir lancé l’initiative de traduction, ainsi qu’à Nicolas Mereaux et toute l’équipe des traducteurs.
Note:
1. ^ L’émergence des organisations opales fait l’objet d’un long développement dans Reinventing Organizations. De taille et de secteurs très divers, elles opèrent depuis un paradigme radicalement nouveau qui trouve son origine dans une vision du monde intégrée et systémique. On observe généralement trois principes d’action dans leur fonctionnement : l’autogouvernance, la recherche de la plénitude et l’écoute de la raison d’être évolutive de l’organisation.